Comment le Débarquement a bouleversé nos vies

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Le 6 juin 1944, ce ne sont pas seulement des hommes et des engins blindés qui prennent d’assaut les plages du Calvados et du Cotentin. Dans chaque ration de survie, les GIs portent sur eux un étui étanche de quatre Philip Morris, deux étuis de chewing-gums Wrigley’s, une tablette de chocolat, quelques dosettes de Nescafé…

Lancés aux populations des villages au fur et à mesure de la Libération en guise de fraternisation, les premiers cadeaux des GIs aux Français avaient quelque chose de dérisoire mais aussi de hautement symbolique. Ils incarnaient déjà à leur manière la propagation de l’« American way of life », qui imprégnera très largement la France des Trente Glorieuses.

Le CHEWING-GUM

Le corps expéditionnaire américain emmené en 1917 par le général Pershing avait bien tenté de distribuer quelques chewing-gums sur son passage, mais il faut croire que la mode n’avait pas pris à l’époque… Wrigley’s, c’est la vraie success-story à l’américaine, incarnée par William Wrigley, un vendeur de savon et de lessive de Chicago, qui gratifie ses meilleurs clients de la nouvelle gomme à mâcher à partir de 1891. Dès 1910, il est numéro un en Amérique, avec déjà 20 parfums, dont les stars Spearmint et Juicy Fruit. Il sera le premier à en faire un produit de masse. En 1944, les effets du rationnement l’obligent à retirer ses produits du marché pour deux ans, et à les réserver aux troupes américaines… Après la guerre, il va progressivement étendre sa production à plusieurs continents, jusqu’à la Chine en 1989.

Mais, côté français, le coup de génie est à mettre à l’actif de Courtland E. Parfet, l’un des GI anonymes qui ont débarqué en 1944 en Normandie : l’Américain décide de revenir en France en 1952, pour lancer Hollywood. Un chewing-gum à la chlorophylle 100 % français (la première usine est installée à Montreuil), surfant auprès des jeunes sur l’idée de liberté et sur la mythologie véhiculée par le cinéma en Technicolor. Dès 1963, le leader national du chewing-gum était racheté par General Foods, fondu plus tard dans Kraft Jacobs Suchard.

Le COCA-COLA

Si les Français avaient su plus tôt que le célèbre « Coke » inventé par Pemberton, un pharmacien d’Atlanta, au lendemain de la guerre de Sécession, était fait à base de feuilles de coca marinées dans du vin de Bordeaux (d’où son nom de « French wine Coca » jusqu’à la mort de l’inventeur), sans doute se seraient-ils intéressés plus tôt à la précieuse décoction… Mais, au départ prévu pour guérir les migraines, le bien peu sexy élixir noirâtre à diluer dans de l’eau n’était pas encore le roi des soft-drinks. Si la déferlante a pris bien après la Libération, l’aventure de Coca-Cola en France, elle, n’a pas attendu les GIs. Pour une consommation certes encore confidentielle, la première usine du concentré fut installée dès 1933 avenue Félix-Faure, dans le 15e arrondissement de Paris, sous la coupe de la Société Française des Breuvages Naturels, selon le blog « Des usines à Paris » du journaliste Denis Cosnard. Après guerre, le relais a été pris par une autre usine d’embouteillage sise entre la tour Eiffel et une ex-usine… d’eau de Javel. Aujourd’hui, le groupe d’Atlanta exploite 18 sites de production en Europe, dont 5 en France.

Le NESCAFÉ

On peut être suisse et débarquer dans les bagages des Américains. La genèse du café soluble, avant la guerre, fut plutôt tortueuse. En 1930, le gouvernement brésilien demande, entre autres groupes, à Nestlé de trouver des débouchés pour son café vert en grains, produit en pleine surproduction. Huit ans de recherche seront nécessaires, avant le dépôt d’un brevet du Nescafé aux Etats-Unis, qui permet aux soldats américains d’emporter en Normandie les premières doses de poudre brune lyophilisée. La production avait certes démarré en 1943 en Suisse, mais les premiers tests auprès du public helvète et français furent un échec, malgré le contexte de pénurie de l’époque. Après la guerre, et grâce à quelques améliorations techniques, le côté pratique du produit finira par l’emporter auprès des ménages européens.

Le JEAN

En 1999, le magazine « Time » désignait le célèbre 501 de Levi’s « meilleur article de mode du XXe siècle ». Une consécration pour ce qui était au départ un vêtement professionnel pour cow-boys ou mineurs, apparu en Californie à l’époque de la ruée vers l’or. Dès 1873, Levi Strauss, bavarois d’origine, dépose avec un associé le brevet du solide pantalon renforcé par des rivets. Ses descendants apposeront la petite étiquette rouge sur une poche en 1936, pour différencier les Levi’s des concurrents. Mais c’est après la guerre que le vêtement en épaisse toile denim fait son apparition en Europe, par le canal des magasins de surplus américains. Associé au phénomène des « blousons noirs » et des mauvais garçons, longtemps interdit dans les lycées, le produit préféré de James Dean et de Marlon Brando deviendra à la fin des années 1960 le symbole de la génération hippie, qui le transforme en version « pattes d’eph ».

Le TEE-SHIRT

Les Français avaient le « marcel », les Américains ont imposé leur tee-shirt. Au départ maillot de corps réglementaire de l’US Navy à partir de 1919, le « T type shirt » devient un vêtement quasi universel avec le Débarquement. Et que l’on n’hésite plus à porter « dessus », voire fièrement décoré aux couleurs d’une firme. Partis très tôt dans la bataille de la petite chemise 100 % coton, les industriels américains comme Fruit of the Loom (créé dès 1851), P. H. Hanes ou Pilgrim ont vite dicté leur loi et leurs codes.

Les bas NYLON

Ce ne sont pas les deux bombes à fission nucléaire lancées sur le Japon, mais tout au moins une arme de séduction massive. En emportant quelques paires de bas dans leur paquetage, à destination des femmes françaises, les Alliés savent qu’ils foncent en terrain conquis. Habituées avant la guerre aux bas de soie (très chers) ou de rayonne (matière chaude et opaque), elles craquent rapidement pour la dernière trouvaille yankee, commercialisée aux Etats-Unis depuis mai 1940, à la suite des découvertes du chimiste DuPont de Nemours. La demande mondiale est telle que des quotas sont instaurés, favorisant, malgré le décollage de la production française, le retour de la moins gracieuse socquette. Mais, dans les années 1960, les bas à jarretières seront à leur tour détrônés par le collant, qui, lui, pouvait se concilier plus aisément avec la toute nouvelle mini-jupe…

Le DDT

De son petit nom « dichlorodiphényltrichloroéthane », c’est un produit aussi utile que controversé. Mis au point à la veille de la guerre par le groupe suisse Geigy pour lutter contre les mites et doryphores, le DDT est présenté aux Américains, qui en produiront en quantités industrielles dès 1943. Il sera abondamment utilisé par les forces américaines dans le sud de l’Italie, qui en arrosent les murs des maisons pour lutter contre le typhus, le paludisme ou la malaria. Par la suite, la Grèce, le Brésil, la Corée, les étangs à moustiques du sud de la France sont traités. Toutefois, le pesticide contribue à détruire les populations d’oiseaux et n’est pas sans danger pour l’homme. Le DDT sera banni au début des années 1970 aux Etats-Unis comme en France. Mais pas dans les pays tropicaux, où les produits alternatifs coûtent cher.

Le CHAMPIGNON mangeur de plantes

Conséquence inattendue du débarquement des Alliés en Provence, en août 1944 : des milliers de platanes dévastés dans le sud de la France. En cause, la présence d’un chancre coloré importé dans les caisses de munitions américaines, elles-mêmes en bois de platane. Des décennies plus tard, les ravages du champignon microscopique ont contraint à l’abattage de plus de 30.000 arbres morts dans les Bouches-du-Rhône et le Vaucluse, et même jusqu’aux portes de Lyon… soit la position de la 7e armée américaine au début de septembre 1944. Le phénomène va également pousser à l’élimination de 42.000 platanes bordant les berges du canal du Midi, l’ouvrage inauguré en 1681 et classé au patrimoine de l’Unesco.

L’invention du 4 x 4

Quand le gouvernement américain a publié l’appel d’offres pour définir un véhicule de reconnaissance léger pour son armée, dès juillet 1940, savait-il qu’il allait lancer pour l’occasion le créneau des véhicules 4 × 4, qui perdure aujourd’hui ? La célèbre « Jeep » vert olive (pour « general purpose », véhicule à tout faire), aura été produite à plus de 637.000 exemplaires jusqu’à l’été 1945, dans les usines de Willis, puis de Ford. Non seulement un certain nombre d’exemplaires sont restés en France après le passage des libérateurs et roulent encore aujourd’hui, mais le français Hotchkiss en fabriquera également près de 28.000 sous licence jusqu’en 1966, pour l’armée française. Quant à la marque Jeep, vouée aux versions civiles, elle a fait partie pendant les années 1980 du portefeuille de Renault, qui n’en a pas fait grand-chose. Avant de passer sous la coupe successive de Chrysler, puis de Daimler et Fiat aujourd’hui.

La gamme des BOEING

Qu’il s’agisse des chasseurs, avions de transport de troupes et bombardiers, tels que les Mustang, Mitchell, C47 et autres « flying fortress » B17, les appareils américains ayant libéré l’Europe furent construits par plusieurs grands avionneurs, comme Douglas ou North American. Mais ils sont presque tous passés ensuite, au fil des restructurations, sous l’aile du groupe Boeing (à l’exception notable de Lockheed Martin). Lors des décennies suivantes, le groupe né à Seattle a donc pris une place prépondérante sur la scène aéronautique européenne, malgré la solide présence d’Airbus et de ses nombreux ancêtres (Aérospatiale, MBB, British Aerospace…). Aujourd’hui encore, Boeing équipe 31 % de la flotte totale d’Air France, dont une bonne part de ses long-courriers.

Les SUPER-HÉROS

Pour les Français lassés des aventures de Bécassine et de Gédéon, le placide canard de Benjamin Rabier, l’effet de souffle est venu des « comics », et en particulier de leurs deux grands éditeurs rivaux, Marvel et DC Comics. Les super-héros auraient-ils vu le jour sans la guerre contre l’Axe ? Alors que les bruits de bottes menacent de plus en plus l’Europe, deux fils d’émigrés juifs, Joe Shuster et Jerry Siegel, créent Superman, le justicier contre les génies du mal. En ces temps troublés, l’ennemi est tout désigné : l’Allemagne hitlérienne. Un succès immédiat. Viennent à la même époque Batman et Captain America, l’archétype du super-héros patriotique. Pour un temps, Mickey Mouse, créé en 1928, n’est plus d’actualité. Une fois l’ennemi vaincu cependant, ces publications commencent à intéresser des éditeurs européens, mais son public d’origine se lasse, faute de combattants. Sans oublier une censure pesante. ll faudra attendre le début des années 1960 pour relancer les surhommes auprès d’une nouvelle génération d’ados. Héros qui ont pour nom Iron Man, Hulk, Daredevil, sans oublier le maître absolu de l’écurie Marvel, Spider-Man, dont l’acte de naissance mentionne août 1962, et qui sera publié en France à partir de 1969.

Le cinéma en TECHNICOLOR

Le point commun entre « Chantons sous la pluie », « Fenêtre sur cour » et « Le Livre de la jungle » ? Le Technicolor, un procédé aux couleurs chatoyantes qui fascine le public après les films français de l’Occupation, invariablement en noir et blanc et dûment visés par la censure. Dès la Libération, le flot d’Hollywood déferle dans les salles obscures. Fragile techniquement, le premier procédé utilisé autour de la crise de 1929 n’avait pas vraiment fonctionné outre-Atlantique. Mais c’est sa suite technique, une caméra spéciale trichrome, qui gère trois négatifs, respectivement chargés du rouge, du vert et du bleu, qui marquera un tournant décisif avant la guerre. « Une étoile est née », « La Belle au bois dormant », « Autant en emporte le vent », « Fantasia », les studios d’Hollywood en redemandent. Du moins jusqu’au milieu des années 1950. Car, par la suite, ce procédé coûteux à caméra spécifique sera délaissé, au profit d’un tournage classique, dont les pellicules seront simplement traitées dans les laboratoires Technicolor.

Le STYLO BILLE

Pour tracer leurs plans de vol au-dessus de l’Europe dans leurs avions non pressurisés, les navigateurs de la Royal Air Force tenaient dans leurs mains une invention révolutionnaire : les premiers stylos à bille, avec leur encre à séchage rapide qui ne tachait pas les cartes. Le brevet avait été déposé juste avant le conflit, en 1938, par un journaliste hongrois, Laszlo Biro, aidé par son frère chimiste, György. La nature de l’encre, le système d’alimentation, la manière dont la bille en Inox tourne dans son alvéole : chaque détail compte. La première marque à s’imposer, alors que le conflit mondial s’achève, sera Reynolds, sous la houlette d’un homme d’affaires, Milton Reynolds, qui s’empare de l’invention pour lancer un clone, le Rocket, avant les deux inventeurs, émigrés entre-temps en Argentine. Aussitôt après, un fabricant français de stylos à plume, Edmond Regnault, rachète la totalité des brevets de Milton Reynolds pour produire son invention en France. Mais le véritable coup de marketing viendra de Marcel Bich, qui acquiert à son tour les brevets des frères Biro pour lancer dès 1950 le Bic Cristal : la première pointe-bille jetable au monde, vendue seulement 50 centimes. Un véritable rouleau compresseur commercial. La consécration viendra au milieu des années 1960, lorsque la « pointe Bic » s’impose à l’école, évinçant les plumes Sergent-Major et leurs indispensables buvards…

Les CIGARETTES BLONDES

Camel, Lucky Strike, Philip Morris : lorsqu’ils jettent du haut de leurs chars des paquets de blondes aux foules libérées, les soldats yankee contribuent à créer un nouveau mythe, dans un pays alors solidement consommateur de tabac brun, voire de tabac à priser. Une concurrence toute neuve et redoutable pour la Seita, le monopole national fondé sous Raymond Poincaré, qui régnera en maître absolu sur la culture française du tabac jusqu’en 1970. Plus légères, munies de leur bout filtre et de leur emballage « flip top box » (le paquet cartonné à rabat qui évite d’écraser les cigarettes), les blondes américaines conquièrent les femmes et les jeunes dans la France des Trente Glorieuses, comme aux Etats-Unis durant les années 1930. La Seita résistera tant bien que mal en lançant des blondes à son tour, mais beaucoup trop tard. D’autant que la suppression des barrières douanières au sein du Marché commun accélère son déclin. En 1994, moins d’une « clope » sur deux vendues en France est produite par l’ex-monopole. Son rival fatal sera Marlboro : peu présente à la Libération dans les paquetages des GIs, elle deviendra la marque de cigarettes la plus vendue au monde, sous la houlette du publicitaire Leo Burnett, l’inventeur de l’icône du « cow-boy Marlboro ».

Les RELATIONS PUBLIQUES

L’Europe du plan Marshall, l’Hexagone compris, va bientôt découvrir une nouvelle discipline : les relations publiques, vite adoptées par les filiales des majors américaines du pétrole. « Vérité, authenticité et intérêt », telle était la devise du pionnier du genre, Ivy Lee, un ancien journaliste américain fondateur en 1905 du premier cabinet spécialisé, et qui servira notamment la cause de la famille Rockefeller et de Standard Oil. Autre pilier plus récent, Daniel Edelman, qui, après avoir servi dans les services de guerre psychologique de l’US Army, fonde plus tard son agence à Chicago, en 1952. Edelman, premier réseau indépendant de relations publiques dans le monde, compte à présent 67 bureaux dans 30 pays, dont la France.

Le MANAGEMENT

Comment le complexe militaro-industriel américain a-t-il réussi à produire en quelques années 275.000 avions, 6,3 millions de véhicules et 90.000 chars ? Puis à organiser, à quelques jours d’intervalle, deux débarquements mobilisant des moyens considérables, en Normandie et dans les îles Marianne, avec les flux logistiques que cela suppose pour les mois suivants ? En grande partie en appliquant les théories modernes du management, beaucoup plus en vogue de l’autre côté de l’Atlantique. Des cabinets comme AT Kearney et McKinsey sont tous deux fondés dès 1926 à Chicago. Après guerre, le « management à l’américaine », avec ses apports en termes d’organisation et de gestion industrielle, deviendra la mascotte d’une nouvelle génération de dirigeants d’entreprise.

En savoir plus sur http://www.lesechos.fr/monde/europe/0203546511869-comment-le-debarquement-a-bouleverse-nos-vies-1009970.php?mYXbVSZA6CbLElsb.99

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